Attendons-nous à ce que Laurent Berger soit condamné à attendre à la porte de Matignon ou de l’Elysée, pendant tout le temps que dureront encore les hostilités.
e faisons pas plus attendre les lecteurs impatients : le nom de l’homme responsable, ce n’est pas celui du président actuel comme on pourrait s’y attendre. Non, l’homme en question se situe un cran en dessous dans l’échelle des célébrités : c’est Laurent Berger, secrétaire général de la Confédération Française Démocratique du Travail depuis novembre 2012.
Les conséquences de la sous-syndicalisation française
Moins d’un salarié français sur dix en France annonce qu’il adhère à un syndicat. Ce chiffre le plus bas d’Europe explique à lui tout seul le radicalisme du syndicalisme français :
Évidemment peu représentatif, surtout si l’on ajoute que trois syndicats se partagent le gros des adhérents, le secrétaire général d’un grand syndicat français est condamné (ou du moins il en est convaincu) à une attitude toujours en pointe afin, selon lui, de rameuter ses adhérents et d’en recruter des nouveaux.
Les syndicats ne représentent pas grand-chose en France. Cependant, le gouvernement en a absolument besoin car ils servent de justification aux consultations traditionnelles et cela même en l’absence de toute représentativité réelle comme c’est le cas actuellement. (songeons que Laurent Berger représente moins de 3 % des salariés français…). C’est en réalisant que sa position était aussi singulière, (responsabilité inexistante par suite de sa très faible représentativité et position d’interlocuteur incontournable du gouvernement) que le secrétaire général de la CFDT a décidé de sa stratégie.
Source : Statistica (OCDE)
L’enchaînement des évènements
Dès le début des discussions sur la réforme des retraites, Laurent Berger a tracé une ligne rouge concernant l’âge légal de départ : pas touche aux 62 ans ! Ce n’était peut-être pas sa conviction personnelle car de toute évidence c’est un homme intelligent qui sait probablement reconnaître les contraintes budgétaires mais il savait aussi que c’était le désir irréfléchi mais intense des salariés, et il faisait sienne la devise de Ledru-Rollin (1849) : « Il faut bien que je les suive puisque je suis leur chef ».
Il n’avait peut-être bien pas mesuré ce que cette attitude absolue allait provoquer.
Et en effet, son intransigeance fut l’étincelle qui a permis le rassemblement de tous les syndicats dans leurs revendications et dans la conduite de leur action. Supposons en effet une seconde qu’il ait choisi l’attitude inverse, d’ailleurs plus habituelle chez lui, et accepté de discuter de l’application des mesures d’âge de départ : l’unité syndicale n’aurait alors probablement pas été possible et l’ampleur du mouvement aurait été fortement réduite. Du coup, les politiques de gauche se seraient probablement divisés, tandis que les Républicains auraient certainement appuyé sans réserve le gouvernement, puisque la CFDT acceptait la discussion et que le spectre de leur non réélection changeait de visage. En conséquence, la loi serait passée sans la ressource du 49-3, et le pays se retrouverait aujourd’hui dans une paix sociale agréable. Enfin, supposons-le.
Il est cependant incontestable que la position de leader syndical inflexible avec lequel le gouvernement ne peut pas discuter pour arriver à un compromis est une position intenable à Laurent Berger qui bénéficie de sa popularité précisément parce qu’il discute habituellement avec le gouvernement.
Petite cause, grands effets ?
On entend souvent cet aphorisme, qui veut signifier que les grands évènements peuvent être provoqués par des détails insignifiants : Edward Lorenz (1972) a précisé cette constatation avec son « effet papillon », d’ailleurs souvent mal compris car on oublie le point d’interrogation dans le titre de sa conférence.
En réalité, les grands effets ne se manifestent que s’il existe des grands moyens pour les produire. Les petites causes sont ce que l’appui sur la commande de largage de la bombe est aux effets de l’explosion nucléaire sur Hiroshima : un évènement certes nécessaire mais minuscule par rapport à l’effet produit. Mais il faut aussi qu’il ait existé une nation puissante qui a inventé et mis au point la bombe, une industrie importante pour extraire l’uranium et l’enrichir, un avion et un pilote pour la transporter, etc. toutes choses qu’une petite nation aux petits moyens ne possède pas.
De la même manière mais dans un tout autre domaine, il a suffi de l’attitude d’un seul homme pour que des millions de personnes se mettent à manifester régulièrement dans toute la France, que les services publics se mettent en grève, que le carburant devienne rare dans les stations-service et que les marxistes divers commencent à penser au grand soir. Mais il fallait aussi que ces millions de personnes aient été remontées pendant des années par les médias et les hommes politiques, que les salariés se sentent de plus en plus bafoués par le pouvoir en place et que les syndicalistes sentent que la pression était suffisamment montée pour que la machine à manifester puisse se mettre en marche. Non, décidément, les petites causes ne produisent plutôt que de petits effets. Laurent Berger à lui tout seul a réussi à installer une pagaille rarement atteinte dans notre pays. Mais les choses étaient prêtes à fonctionner. Et malheureusement pour lui, monsieur Macron et madame Borne, tous les deux doués d’une capacité de raisonnement à niveaux multiples ont très probablement compris qui était le déclencheur.
L’épisode de la réforme des retraites va maintenant se terminer et malgré la position rigide de monsieur Berger, l’âge de départ à la retraite va atteindre progressivement 64 ans. Ce n’est d’ailleurs qu’une étape, et s’ils connaissaient le chiffre qui sera probablement atteint dans 25 ou 30 ans, les manifestants d’aujourd’hui en tomberaient à la renverse. C’est une déroute pour lui qui a cru que sa position était solide parce qu’il s’imaginait qu’on ne pouvait pas adopter une mesure lorsque la plupart des gens concernés n’en veulent pas.
Seulement, les conséquences peuvent être sévères pour lui. En effet, on n’attend plus que la réaction du Conseil constitutionnel, mais on peut être tranquille : le Conseil entérinera l’essentiel de la loi, en tiquant éventuellement (il faut bien qu’il justifie son existence) sur quelques détails secondaires. Les grèves continueront avec une participation qui ira en s’étiolant parce qu’on ne peut pas continuer longtemps à ne pas travailler et ne pas recevoir de salaire et qu’il faut bien payer son loyer, ses mensualités d’emprunt, ses vacances etc.
Quand on s’est trompé, il faut récupérer sa position
En personne intelligente, Laurent Berger a bien senti que ça aller mal se passer maintenant pour lui s’il persistait dans son intransigeance. Il lui faut donc trouver une solution de repli, autant que possible compatible avec la position qu’il a prise jusqu’à aujourd’hui mais qui lui permettra de reprendre son ancienne image d’intermédiaire bienveillant qui discute avec le gouvernement et trouve des solutions aux problèmes.
Seulement, il y a une grosse difficulté, conséquence directe de son attitude : le président d’une part, et madame Borne d’autre part n’ont probablement pas bien digéré, l’un comme l’autre, que Laurent Berger ait créé à lui tout seul ce chaos sans nom. Évidemment, ils ont aussi tous les deux besoin d’un Laurent Berger utile, qui sait discuter et arriver à des compromis lorsqu’ils consultent les partenaires sociaux et ils savent bien qu’on ne peut jamais compter sur la CGT de Philippe Martinez (ou de son successeur prochain).
Mais un Laurent Berger qui joue au Philippe Martinez, non, mille fois non, ce n’est pas possible ! Et il s’agit de le lui faire savoir et d’utiliser éventuellement sa déroute. Donc, une mise en quarantaine s’impose. Par ailleurs, une attitude intransigeante n’est payante que si elle permet des avancées significatives. Si elle n’aboutit sur rien, alors, les camarades risquent bien de le lui reprocher bientôt, en interne d’abord, puis sur la place publique à l’occasion des prochaines élections du secrétaire général…
Conclusion : attendons-nous à ce que Laurent Berger soit condamné à attendre à la porte de Matignon ou de l’Élysée pendant tout le temps que dureront encore les hostilités. Il ne pourra retrouver sa position et l’aura qui va avec que dans un temps où on aura oublié son attitude. Et il sera peut-être bien obligé d’utiliser en sous-main son influence dans les milieux politique et syndical qui est grande, pour essayer de faire cesser toute velléité de poursuite du mouvement. Son retour en grâce l’impose. Heureusement pour lui, en politique, les choses vont généralement plus vite que dans la vie. Cependant, il n’est pas exclu que le prénom du prochain secrétaire général de la CFDT ne soit pas Laurent.
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